La gestion des talents ne peut se suffire à elle-même.
Nous prenions à peine l’habitude d’une telle formulation et commencions tout juste à cerner les conditions concrètes de la mise en œuvre de solutions plausibles en matière de gestion des talents. L’exercice étant en soi particulièrement difficile.
Les chantiers conduits sont pluriels et passionnants. Chaque entreprise procède de son cheminement propre et signifie ce qu’elle considère comme ressource. Par-delà les pratiques strictement opérationnelles, Il y aussi un défi intellectuel fort en terme de sens.
Il y a par ce type de projet une invitation à construire un dispositif cohérent en phase avec les exigences de performance de l’entreprise. Il y a aussi – poser à travers cela – le pari de définir et mettre en œuvre un système de valeurs plaçant la reconnaissance des « performers » au cœur du dispositif managérial de motivation.
Or, c’est avec prudence, raison et bonne mesure qu’il faut s’y engager. Les mises en garde ne manquent pas. Évitons d’abord l’usage excessif de ce vocable. C’est un peu comme le terme de compétence. Il englobe tellement de choses qu’il en est donc difficile à cerner. L’usage parfois exclusif du qualificatif de Talent conduirait à bien des désillusions. L’annonce performative liées à l’engagement que fait l’entreprise à l’endroit de la gestion de ses talents accentue cela.
- Il y a, tout d’abord et de toute évidence un risque majeur né d’une segmentation distinguant maladroitement Talents et non-Talents. Quelle désespérance profonde pour les non élus écartés des bienfaits d’une bénédiction managériale … ô combien il est vrai intéressée !
- Dans cette même veine, les démarches en la matière génèrent un immense stress à considérer le sentiment naturel des collaboratrices et collaborateurs à vouloir faire partie de cette communauté « privilégiée ».
- Cette pression grandit d’autant que pour figurer le plus longtemps possible dans les « bonnes grâces » de la matrice Talent, il faut en conséquence redoubler d’efforts. L’on sait à ce sujet que beaucoup d’entreprises ont pris le parti de ne pas communiquer expressément sur leurs Talents.
- Il y a, surtout et plus fondamentalement, une impossibilité quasi ontologique à définir la notion de talent que l’on pourrait rapporter à tort à une sorte d’état naturel permanent. Il faut se garder de croire que dans son essence, cet état est octroyé à jamais. Le Talent est une caractéristique situationnelle momentanée ou ponctuelle.
- Il ne suffit pas de posséder un talent au potentiel intellectuellement avéré ou aux aptitudes sociocognitives spécifiques. Il faut d’abord réussir à en donner la pleine expression. « Talent un jour, talent toujours » n’est qu’une vue de l’esprit.
- Le talent comme la compétence ne s’exprime que dans l’action. Faudrait-il encore que l’environnement capacitant dans lequel il s’exprime soit au rendez-vous ? Ibrahima Fall nous rappelle cette nécessité avec la remarquable finesse d’analyse qui est la sienne : « Mettre en œuvre un environnement capacitant c’est agir dans un environnement capable de générer un savoir-agir qui préserve les capacités d’action des individus et favorise l’intégration de ces derniers dans les collectifs de travail ».
- Plus prosaïquement, la construction de dispositifs dits de gestion des talents est un exercice complexe. Il aboutit le plus souvent à l’élaboration de dispositifs pas trop sophistiqués. Il y a, en effet, une réelle difficulté pratique à mettre en œuvre de telles architectures et surtout à les maintenir en vie. Interfèrent ici choix stratégiques, motivations politiques, compétences réelles ou supposées des experts RH concernés et possibilités de réponses concrètes et de suivi proposées par l’entreprise.
- Dans cette même perspective, il y a une exigence très concrète à posséder des Data riches et évolutives pour que les démarches de ce type puissent s’implémenter durablement. Il y a donc et nécessairement un besoin fort et continu de traitement de données afin que les évaluations faites s’inscrivent dans des actions bien moins approximatives mais bien plus pointues et personnalisées mais aussi agiles et flexibles.
Alors même que de nombreuses préconisations en matière de stratégie de Ressources Humaines, invitent à renforcer les conditions de l’engagement des collaboratrices et collaborateurs en entreprise, les dispositifs de gestion des Talents émergent presque naturellement et s’imposent avec force en entreprise. Des conseils de prudence s’imposent.
En matière de politique de motivation, les approches de gestion des talents ne peuvent être que discrètes, modulables, ciblées, dynamiques avant de prendre leur envol sous différentes appellations bien mieux choisies.
Mais plus encore, la place des performers en entreprise ne peut être reconnue seule et de façon exclusive au détriment du Collectif. Il y aurait un principe fort à garder à l’esprit : la motivation des uns ne devrait pas engendrer la démotivation des autres. Sinon l ’équation posée de la gestion des Talents se limiterait très vite (et au mieux) à un jeu à somme nulle !